La résilience
Résilience : comment ils s'en sortent
Ils refusent leur rôle de victime passive, ont des rêves fous et de l’humour. Ces blessés de l’âme ont transformé leur souffrance en une rage de vivre. Boris Cyrulnik explique comment ils se défendent et se construisent.
Face aux traumatismes, certains s’en tirent mieux que d’autres. Ils vivent, rient, aiment, travaillent, créent, alors que les épreuves qu’ils ont traversées auraient logiquement dû les terrasser. Par quel miracle ? Cette énigme s’appelle la « résilience ». Les recherches en ce domaine ont débuté dans les années 90, sous l’influence de psychiatres américains spécialistes de la petite enfance, tels Emmy Warner ou John Bowlby.
En France, Boris Cyrulnik a été le premier à s’y atteler. Dans son essai Un merveilleux malheur (Odile Jacob), il s’interrogeait sur les processus de réparation de soi inventés par les rescapés de l’horreur. Dans Les Vilains Petits Canards (Odile Jacob), il montre comment ces processus se mettent en place dès les premiers jours de la vie et permettent de se reconstruire après la blessure.
Psychologies : Comment définissez-vous la résilience ? Quelle est l’origine de ce terme ?
Boris Cyrulnik : C’est l’aptitude d’un corps à résister aux pressions et à reprendre sa structure initiale. Ce terme est souvent employé par les sous-mariniers de Toulon, car il vient de la physique. En psychologie, la résilience est la capacité à vivre, à réussir, à se développer en dépit de l’adversité.
On a le sentiment que ce terme ne s’applique qu’aux traumatisés profonds. Mais ne concerne-t-il pas chacun d’entre nous ?
Boris Cyrulnik : Les deux sont vrais. Je pense qu’on ne peut parler de traumatisme – et d’évolution résiliente – que si l’on a côtoyé la mort, si l’on a été agressé par la vie ou par les autres, ou encore si des personnes de notre entourage ont été en danger. Mais les processus qui permettent de reprendre son développement après un coup du sort nous concernent tous, car ils obligent à penser la vie en termes de devenir, d’évolution. D’ailleurs, environ une personne sur deux subit un traumatisme au cours de son existence, qu’il s’agisse d’un inceste, d’un viol, de la perte précoce d’un être cher, d’une maladie grave ou d’une guerre.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce problème ?
Boris Cyrulnik : La vraie question est plutôt : pourquoi suis-je devenu psychiatre ? Enfant, en pensant à toutes les horreurs, à toutes les tragédies humaines, je me suis demandé
: « Comment de telles choses sont-elles possibles ? Comment peut-on s’en sortir ? Comment agir pour que “ça” ne se reproduise pas ? Comment aider ceux qui ont souffert, qui souffrent ?
»
C’est pour répondre à ces interrogations qu’à l’âge de 10 ans, j’ai décidé de devenir psychiatre. Si j’avais été plus équilibré, je n’aurais jamais fait d’études de médecine et, a
fortiori, de psychiatrie.
En 1990, un peu avant sa mort, mon « maître », le psychiatre John Bowlby, déclarait dans un article : « Nous devons absolument développer les travaux sur la résilience, car nous pourrons alors observer directement la manière dont les processus d’évolution se mettent en place, et donc savoir comment mieux aider les enfants blessés. » Je l’ai suivi. Le mot « résilience », encore inconnu en France il y a peu, a, depuis, rencontré un vif succès. Dans un catalogue, j’ai même découvert récemment une publicité pour « les matelas résilients »…
Dans cette aptitude à surmonter les chocs, quelle est la part de l’inné et celle de l’acquis ?
Boris Cyrulnik : Naturellement, des déterminants génétiques existent. En dépit des affirmations des psychologues, on peut prédire un nombre élevé de comportements. Ainsi, en observant une bandelette d’ADN, on peut savoir que le cerveau de tel individu sécrétera beaucoup de dopamine et de sérotonine, substances cérébrales qui rendent actifs et donnent une fringale de vie. Mais il est impossible de déterminer génétiquement que tel ou tel enfant aura une évolution résiliente, même s’il est très tonique.
Quels sont les facteurs qui favorisent une évolution résiliente ?
Boris Cyrulnik : On en repère trois principaux : le tempérament de l’enfant, le milieu affectif dans lequel il baigne au cours des premières années, un environnement soutenant ou non.
Statistiquement, un enfant au tempérament souple, confiant, capable d’aller chercher de l’aide à l’extérieur, est mieux armé. Or, ce rapport au monde dépend étroitement du climat familial : des parents qui s’entendent bien, une mère rendue heureuse par son homme, par sa vie, et qui va créer, autour du bébé une ambiance de fête sensorielle et rythmée.
A l’âge de 10 mois environ, l’enfant apprend une certaine manière de se faire aimer : par des sourires, en babillant, en cherchant les regards et les paroles des adultes. La réponse de ces derniers créera un attachement sécure. Aussi, même s’il arrive malheur à sa mère, le petit aura acquis un mode de conquête de l’autre. Enfin, dernier facteur : la présence d’un réseau relationnel extérieur qui peut soutenir l’enfant – d’autres enfants, des adultes rassurants.
Toutefois, c’est à nuancer, car un enfant que son tempérament pourrait rendre résilient dans une société ou une famille particulière, ne le sera pas forcément dans une autre. En Algérie, les bébés « marmottes », les grands dormeurs, sont particulièrement appréciés. Aux Etats-Unis, ces mêmes enfants sont traités de mollassons, ce qui augmente leur inertie et entrave leur développement. Et si un bébé affectueux a plus de chances de connaître une évolution résiliente, ce ne sera pas le cas dans une famille rigide où, parce qu’il sollicite les regards et les caresses, il sera tenu pour un « lèche pomme » encombrant, et donc rejeté.
Vous insistez sur le rôle du couple parental et de l’attachement maternel précoce dans la mise en place des processus de résilience. Que se passe-t-il pour les orphelins ?
Boris Cyrulnik : S’il y a ratage au cours des premières années, c’est quand même rejouable avec d’autres acteurs, plus tard. Ce sera certainement plus long, moins spontané, mais possible ! J’ai beaucoup travaillé avec les orphelins roumains de l’ère Ceausescu, abandonnés très tôt dans des institutions inhumaines. Quand on nous parlait de ces enfants, on nous disait : « Ce sont des monstres. »
Et, réellement, ils étaient sales, sentaient mauvais, ne parlaient pas, se balançaient en permanence, mordaient, se frappaient la tête sur le sol dès que l’on s’adressait à eux. Mais parfois, des paysannes arrivaient : « Puisque je vis seule, je vais le prendre un peu, ce petit. » Elles parvenaient à reconstituer symboliquement un semblant de famille autour de lui car, proches de ces femmes, il y avait d’autres adultes, des parents, des voisins, tout un village. Du coup, ces petits avaient dans leur tête un référent, une personne centrale soutenue par tout un environnement.
Et ils ont repris leur développement de manière tout à fait incroyable. Quelques-uns sont devenus des petites merveilles d’intelligence et de gentillesse.
Pourquoi les enfants d’une même famille ont-ils des réactions si variées face au même traumatisme ?
Boris Cyrulnik : Chaque enfant a des parents différents, même les jumeaux. Je cite l’exemple de vrais jumeaux. L’un, Mathieu, avait la tête plus ronde que son frère Thomas. Face à la rondeur de ce crâne, leur mère se disait : « Ce bébé restera bébé plus longtemps et me rendra donc mère plus longtemps. » C’est à Mathieu qu’elle parlait le plus, avec qui elle communiquait le mieux.
Il s’endormait paisiblement et se réveillait souriant, tandis que Thomas, pourtant doté du même équipement génétique, s’endormait difficilement et se réveillait grognon. Leur mère avait donc la preuve que le bébé à la tête ronde était « mieux » que l’autre. Et ce petit avait une mère toujours agréable, alors que son jumeau avait, lui, une mère nettement plus maussade.
Concrètement, quels traits psychologiques remarque-t-on le plus souvent chez les résilients ?
Boris Cyrulnik : En fait, ils ont mis en place toute une série d’attitudes de protection. Et en premier lieu la révolte, le refus d’être condamné au rôle de victime passive : « J’ai en moi la force de réagir, aussi je vais me battre, chercher à comprendre. »
Puis, il y a le rêve. « Je m’appelle Georges Perec, j’ai 8 ans, j’ignore ce que mes parents sont devenus. Alors, je vais écrire, écrire pour leur donner un tombeau. » Dans son roman La Disparition, la lettre disparue, ce « e » manquant, c’est « eux ».
On observe également une forte dose de mégalomanie chez les résilients. Les enfants blessés ressassent en silence : « Un jour je m’en sortirai, un jour je leur montrerai. » Ils ont des rêves grandioses, fous. Qu’ils taisent.
Autre mécanisme de protection : le déni. « J’ai été blessé, violé, je me suis prostitué, mais ce n’est pas si grave, on s’en sort. » Le déni leur sert à se protéger de la pitié des autres, à préserver leur dignité et leur propre image. Mais dans leur monde intime, ils pleurent, souffrent, rêvent…
Enfin, dernier mode de défense qu’ils mettent en œuvre : l’humour. « Si je fais rire, sourire de ce qui m’est arrivé, je peux m’intégrer, cesser d’être un phénomène de foire. » Bien sûr, tous les résilients n’ont pas un sens de l’humour développé. D’ailleurs quand on souffre vraiment trop, l’humour devient impossible.
La chanteuse Barbara a subi l’inceste ; l’écrivain Charles Dickens puisait son inspiration dans une enfance misérable ; Michel del Castillo, Jean Genêt ou encore Rudyard Kipling ont vécu l’abandon, l’enfermement, le rejet… Pourquoi trouve-t-on un tel pourcentage de créateurs chez les résilients ?
Boris Cyrulnik : Etre créateur, c’est installer dans le monde quelque chose qui n’y était pas avant nous. Donc, pour l’être, il convient d’être un peu marginal, de marcher sur un sentier de montagne et pas sur l’autoroute. Or, les résilients, à cause des difficultés qu’ils ont traversées, ont quitté les chemins balisés. La vie, la société, les en a chassés. Très tôt, ils commencent à écrire le récit de leurs épreuves, même si ce récit n’est jamais publié et reste au fond d’un tiroir.
Est-on résilient ou non résilient une fois pour toutes ?
Boris Cyrulnik : Il me semble que, lorsqu’on a été blessé dans sa vie, on est contraint de mettre en place, de tricoter un processus de résilience jusqu’à sa mort. La blessure est enfouie, maîtrisée, transformée, mais elle ne guérit jamais complèteme
Article tiré de psychologie.com du 1er mars 2019