Une personne sur trois se sent victime de harcèlement au travail. Pourquoi les entreprises réagissent-elles si peu à ces situations problématiques ? À cause de structures hiérarchiques défaillantes, mais aussi parce que les groupes produisent des boucs émissaires et des comportements passifs.
En 2000, un sondage de l’Institut ipsos réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 471 Français révélait qu’un salarié sur trois se sentait harcelé moralement. En 2003, une étude de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail livrait le même chiffre de 33 pour cent de personnes se déclarant dans une situation de harcèlement moral.
Ces chiffres reflètent-ils la réalité ? Combien de personnes sont effectivement harcelées ? Une chose est certaine : le harcèlement sur le lieu du travail est un phénomène inquiétant, et une vraie source de mal-être social. À une époque où progressent la compétition entre les individus, le chômage et les difficultés financières, ce fait ne peut être négligé, notamment devant la vague de suicides que connaissent certaines entreprises.
Ces événements relatés par les médias ont alarmé l’opinion publique : les suicides au travail connaissent un accroissement qui alerte les professionnels et les dirigeants. On ne peut nier le rôle que peut jouer le harcèlement moral dans la détresse et la souffrance au travail. Pour en finir avec ces situations moralement et physiquement intolérables, des personnes en situation de détresse décident de poser un acte définitif, parfois devant leurs collègues. Cet acte irrémédiable est celui de personnes qui ont tenté de porter longtemps un fardeau trop pesant et qui, harassées, finissent par retourner contre elles-mêmes la violence qu’elles ont subie. Les actes sans retour sur le lieu de travail posent la question des boucs émissaires et de la non-assistance au travail.
Qu’est-ce que le harcèlement moral ? Critiques incessantes du travail d’autrui, remarques désobligeantes, humiliations, obligation de se livrer à des travaux pénibles, le harceleur exerce une pression sur sa victime, chez qui elle peut conduire à de graves dommages psychiques. Le harcèlement est un processus psychologique qui se produit dans le contexte professionnel, et ce processus se caractérise par une atteinte à l’intégrité et une souffrance psychologique et morale du salarié. Il met en péril l’emploi de cette personne et dégrade le climat de travail.
Le harcèlement est caractérisé par sa répétition – les agissements se poursuivent au moins six mois – et par sa fréquence – au moins une fois par semaine. Différentes catégories ont été définies (voir l’encadré page 80). Citons l’atteinte à la communication, l’isolement, la médisance, l’humiliation et la déconsidération auprès des collègues, le discrédit et des formes d’agressions psychologiques et physiques souvent pointées comme les plus destructrices. Le harcèlement moral peut ainsi prendre des formes directes, tels que les abus verbaux et les comportements agressifs, mais aussi indirectes, par exemple le fait de médire, d’isoler ou d’exclure la victime.
Trois acteurs participent au processus de harcèlement : le harceleur, sa victime et « l’organisation », c’est-à-dire le contexte de l’entreprise, sa structure et ses règles. Les harceleurs, d’abord : qui sont-ils ? Une bonne dizaine de spécialistes, médecins ou psychologues, parmi lesquels la psychiatre Marie-France Hirigoyen, Roy Baumeister, à l’Université d’État de Floride à Tallahassee, Stale Einarsen, à l’Université de Bergen en Norvège, ou Jean-Luc Viaux, à l’Université de Rouen, ont abordé cette question notamment par le biais de questionnaires.
Bourreaux et victimes au travail
Il en ressort que le harceleur est le plus souvent un supérieur hiérarchique, de sexe masculin, présentant certains traits psychologiques, notamment une faible « dimension d’agréabilité ». L’agréabilité est l’une des cinq grandes dimensions de la personnalité. Ainsi, les harceleurs sont des personnes ayant tendance à faire passer leur intérêt personnel avant la cohésion avec autrui ; ils sont généralement indifférents au bien-être des autres, peu enclins à faire des efforts pour autrui, peu coopératifs, parfois inamicaux et soupçonneux.
Les victimes, quant à elles, occupent le plus souvent un poste subalterne, comme l’ont constaté divers chercheurs, tels Gwenaëlle Poilpot-Rocaboy, de l’Institut d’administration des entreprises de Rennes, ou Helge Hoel, à l’Université de Manchester et Vittorio Di Martino, de l’Organisation internationale du travail à Genève. Partant de ce constat, nous avons suggéré en 2011 que la victime est dès le début dans un processus de soumission, et que le déséquilibre du pouvoir place, ipso facto, le salarié dans un état dit agentique.
Ce terme fait référence aux études réalisées par Stanley Milgram en 1974. Ce dernier a mis en évidence qu’à la suite d’une requête émanant d’une figure d’autorité, le subordonné devient un agent dont les convictions ou valeurs personnelles ne comptent plus dans l’exécution des actions qu’il entreprend : il obéit à son supérieur même si, normalement, les actes qu’on lui demande d’accomplir devraient heurter sa conscience. On peut alors considérer que l’univers psychique du subordonné est neutralisé.
Ainsi, les victimes ont pour caractéristique première d’occuper des postes subalternes dans l’entreprise et sont le plus souvent des femmes (plus de 70 pour cent selon la plupart des enquêtes). Elles occupent des postes subalternes dans l’entreprise, et les secteurs d’activité les plus touchés sont l’administration, la santé, l’éducation et le secteur social. Enfin, les hommes reconnaissent moins facilement leur statut de harcelé.
En général, les victimes sont âgées de 45 à 50 ans. Selon les études réalisées par G. Poilpot-Rocaboy, les salariés au-delà de la cinquantaine sont considérés comme une main-d’œuvre coûteuse à cause de leur ancienneté et moins souple que les plus jeunes. Chez les plus jeunes, les cas de harcèlement sont plus difficiles à repérer, car les personnes concernées occupent le plus souvent des emplois précaires (stages, contrats aidés, cdd) et ont quitté l’entreprise au moment des nouvelles enquêtes.
Sur le plan professionnel, les victimes peuvent avoir une forte conscience professionnelle, être ambitieuses, dotées de qualités relationnelles. Elles ont une volonté de bien faire, ce qui dérange ou suscite des jalousies, mais aussi les enlise dans le processus de harcèlement. Une autre de leurs caractéristiques est la résistance à l’autoritarisme, l’opposition d’un salarié subordonné étant considérée comme un événement déclencheur. D’un point de vue psychologique, plusieurs enquêtes ont révélé que les victimes de harcèlement réunissent en général quelques caractéristiques telles que la timidité, une faible estime de soi, un sentiment de faible auto-efficacité (« Je ne vais pas m’en sortir »), de l’instabilité émotionnelle ou encore un caractère lymphatique, marqué par de la passivité.
Enfin, le harcèlement est facilité par certaines caractéristiques dites situationnelles de la victime, telles qu’une vulnérabilité liée à une situation économique précaire, à des difficultés socio-familiales, à un niveau de formation soit supérieur, soit inférieur à celui des autres membres du groupe. De telles caractéristiques sont connues pour favoriser des phénomènes de bouc émissaire au sein des groupes.
Le harceleur : incompétent ou narcissique ?
Dans une série d’études réalisées en 2003, S. Einarsen et ses collègues ont identifié trois types de harcèlement liés à des caractéristiques des harceleurs. Le premier type est le harcèlement lié à la protection de l’estime de soi. Dans ce cas, un individu possédant une forte estime de soi, confinant au narcissisme, peut sentir son ego menacé de plusieurs façons. Tout d’abord, par une personne plus jeune et plus qualifiée, ou attirante physiquement, qui peut susciter de la jalousie (c’est ce qui se produirait, selon les études, dans deux tiers des cas). L’envie est considérée comme une autre cause motivant le harcèlement de ce type. Le fait pour un salarié (future victime) d’émettre à l’égard d’un harceleur potentiel des idées ou des jugements portant atteinte au jugement idéalisé et à la haute estime que l’individu a de lui-même représente un autre déclencheur possible. Enfin, certains individus à l’estime de soi démesurée peuvent être perfectionnistes au point d’écraser ceux qui ne leur semblent pas « à la hauteur ».
Dès 1996, R. Baumeister avait noté qu’une forte estime de soi peut conduire à des comportements agressifs ou tyranniques, parce que cette estime est liée au perfectionnisme, à l’arrogance ou au narcissisme. À l’inverse, les personnes possédant une faible estime de soi sont rarement agressives, parce qu’elles craignent de perdre le combat et présentent plutôt des réactions dépressives ou d’évitement.
Une deuxième forme de harcèlement moral est liée au manque de compétences sociales du harceleur : c’est le cas des personnes ayant un très mauvais contrôle de leurs propres émotions, des supérieurs qui se libèrent régulièrement de leur stress ou de leurs frustrations sur l’un de leurs subordonnés, sans avoir toujours conscience de la façon dont leurs actes affectent autrui. Ce manque de conscience des répercussions est particulièrement marqué lorsque plusieurs personnes harcèlent un salarié.
Enfin, le harcèlement peut aussi être dû à une logique de comportements micropolitiques dans les organisations, un phénomène souligné dès 1999 par le psychologue Oswald Neuberger, de l’Université d’Augsburg en Allemagne. Cette situation résulte du fait que les entreprises ne possèdent généralement pas de structures assez bien définies pour attribuer un rôle précis à chacun. L’individu en entreprise est encouragé à définir son rôle, à trouver sa place au gré d’un jeu d’influences et de rivalités. Les comportements incisifs et dominateurs peuvent se développer dans cette logique, voire être encouragés. Le comportement de harcèlement émergerait alors de façon assez régulière comme moyen d’affirmer son statut et de gagner du pouvoir.
L’entreprise moderne, terreau du harcèlement
L’organisation de l’entreprise, enfin, joue un rôle déterminant dans les phénomènes de harcèlement. Selon cette conception dite situationniste, le déclin de certaines valeurs (solidarité, civisme, honnêteté…) au profit de nouvelles valeurs sociétales (compétition, individualisme, efficacité, excellence, performance), un climat négatif ou inéquitable, un changement des caractéristiques organisationnelles favorisant certains styles de management, encourageraient le harcèlement. Ce dernier émerge souvent non seulement dans un climat délétère, mais aussi à l’occasion de situations de conflit et de rapports conflictuels entre les salariés ou entre le subalterne et les supérieurs.
On constate que les situations socialement injustes sont banalisées. Cela résulte d’une indifférence sociale caractérisée par « l’atténuation des réactions d’indignation, de colère, de mobilisation collective pour l’action en faveur de la solidarité et de la justice », pour reprendre les propos du psychiatre Christophe Dejours. Non seulement, les témoins de violence au travail n’aideraient pas leurs collègues, mais les victimes, elles-mêmes, auraient honte de se « plaindre » et de protester alors que tant de personnes sont exclues du monde du travail. Cette situation mènerait au mutisme à la fois des victimes et des témoins, ce qui permettrait au harcèlement moral de gagner du terrain.
Ce phénomène est renforcé par l’individualisme, d’une part, et par la recherche de l’excellence, d’autre part. Selon Nicole Aubert, professeur de sciences humaines à l’École supérieure de commerce de Paris, et le sociologue Vincent de Gaulejac, de l’Université Paris 7, « l’individu est à l’affût de son être, […] à la recherche de son épanouissement et de plus en plus indifférent à l’autre, avec lequel il devient incapable d’établir une relation ».
La soumission consentie au harcèlement est également liée aux valeurs d’excellence empreintes de stakhanovisme qui donnent l’illusion à l’individu d’être reconnu à l’aune du travail produit. N. Aubert et V. de Gaulejac dénoncent ainsi une culture fondée sur la recherche de l’excellence, de la performance, du « zéro défaut », qui devient le « zéro répit » pour le salarié. Ces facteurs sociétaux diffusent au niveau des entreprises et favorisent certaines pratiques qui, bien que tolérées parfois durant des années, sont humainement inacceptables et juridiquement répréhensibles.
En outre, certains styles de management sont propices au développement de pratiques harcelantes. C’est le cas du management directif centré uniquement sur la production et non sur la gestion des relations humaines, qui induit fréquemment des états agentiques, où le sujet se transforme en exécutant, réduisant au silence ses convictions et valeurs éthiques ou personnelles. Ainsi, dans les études de la psychologue irlandaise Mona O’Moore et du psychologue finlandais Maarit Vartia, le leadership autocratique apparaît lié au harcèlement. Cette pratique dirigeante produit un harcèlement de type vertical relayé par plusieurs harceleurs à des échelons différents. Un agent intermédiaire, dirigé par une figure d’autorité harcelante, ne reconnaît pas la responsabilité de tels actes (il préfère penser que les excès de son harceleur ne reflètent que la loi un peu dure de l’entreprise) et reproduit les pratiques harcelantes aux échelons subalternes.
À l’opposé, le management de type « laisser-faire » peut favoriser un harcèlement horizontal où des salariés de même statut hiérarchique peuvent se harceler les uns les autres puisque l’absence de cadre, de gestion et de valorisation frustre le personnel qui recherche un bouc émissaire. De fait, l’insatisfaction résultant d’un manque de directives hiérarchiques, d’instructions ou de retour de la part de la direction, est statistiquement associée aux niveaux les plus élevés de harcèlement…
Les milieux professionnels où les rôles sont insuffisamment définis sont les premiers à souffrir du harcèlement moral. C’est le cas des professions éducatives, sanitaires, humanitaires, sociales : ces missions souvent peu techniques impliquent nécessairement différentes pratiques, et les salariés peuvent être critiqués et dévalorisés à cause de la façon dont ils travaillent.
Lorsqu’un observateur extérieur découvre une situation de harcèlement, il est souvent abasourdi : comment tous ces gens ont-ils pu laisser s’instaurer une telle situation, sans que personne ne réagisse, comme si ce type de rapports humains faisait partie du décor et était une sorte de normalité qui ne suscite plus l’indignation ?
Cette question touche aux tréfonds de l’âme humaine que la psychologie a contribué à dévoiler au fil de ces dernières décennies. Il est question des phénomènes de bouc émissaire, de victimisation et de rationalisation de la violence.
Les boucs émissaires existent dans presque tous les groupes humains, plus particulièrement dans les milieux où règnent tension et agressivité. Les contextes professionnels soumis à une forte pression de la hiérarchie, à des impératifs de rendement drastiques, à un stress lié à la répétitivité et aux délais, sécrètent un potentiel d’agression qui a tendance à se cristalliser sur une personne. C’est ici que la psychologie de la personne harcelée peut créer un terrain favorable qui concentre le potentiel agressif d’un harceleur narcissique, perfectionniste ou envieux. Si le groupe fonctionne d’après des règles de compétition, le comportement du harceleur peut être accepté.
Une confusion des rôles
L’entourage et les collègues peuvent minimiser les faits, voire les ignorer, pour plusieurs raisons. La plus fréquente est la tendance à croire que la victime est responsable de son sort. Deux mécanismes psychologiques concourent à cette illusion du jugement. Le premier est l’erreur fondamentale d’attribution, découverte par le psychologue social américain Lee Ross en 1977. C’est la tendance générale chez l’être humain à attribuer une situation à un individu davantage qu’à des circonstances. Elle se manifeste par exemple lorsqu’un élève échoue à son baccalauréat : la plupart des personnes pensent qu’il est peu intelligent, ou n’a pas travaillé, avant de se demander s’il a vécu une année difficile, si son milieu familial est instable, etc. De même, il est souvent plus facile d’attribuer à la victime plutôt qu’aux circonstances la responsabilité de ce qui lui arrive.
Second mécanisme psychologique qui explique le silence de l’entourage : la croyance en un monde juste. Le psychologue américain Melvin Lerner a montré que nous avons généralement tendance à croire que le monde est juste et bienveillant, et que les êtres humains sont bons. Cette vision globale du monde, rassurante pour l’esprit, est en quelque sorte un remède contre l’angoisse. Conséquence de ce biais cognitif, lorsqu’une personne est victime de harcèlement, la croyance en un monde juste porte à croire que la victime a dû faire quelque chose qui justifie ce traitement.
Nous avons soumis 64 personnes à 32 situations de harcèlement professionnel qui variaient en fonction des explications proposées – la faute au harceleur, à la victime, au contexte. Étonnamment, les personnes consultées trouvaient les situations injustes, mais elles n’excluaient pas, loin s’en faut, une responsabilité des victimes… Conformément à la théorie de M. Lerner, la victime est jugée responsable de ce qui lui arrive. Un autre phénomène concerne la modération des juges quant à leur estimation de la responsabilité du harceleur, modération qui contraste avec leur sévérité vis-à-vis du harcelé. Tout se passe comme si les responsabilités prises par la victime et le harceleur étaient confondues.
La croyance en un monde juste permet aussi de comprendre les cas de survictimation, où la victime d’actes de harcèlement est jugée d’autant plus responsable de ce qui lui arrive, qu’elle présente des antécédents. Dans une vision du monde où le hasard n’existe pas, la répétition d’événements similaires est immanquablement attribuée à une caractéristique intrinsèque à l’individu.
L’étau se resserre ainsi autour de la victime, notamment quand les réactions potentielles d’indignation de l’entourage sont neutralisées par un mécanisme dit de rationalisation. Les salariés vont en effet rationaliser la violence au quotidien, c’est-à-dire qu’ils vont dans un premier temps l’accepter comme une donnée imposée, puis dans un second temps ajuster leurs convictions personnelles de façon à ce qu’elles n’entrent plus en conflit avec cet état de fait.
Le phénomène de rationalisation a été expliqué par le psychologue américain Leon Festinger et sa théorie de la dissonance cognitive. Selon cette théorie, des personnes soumises à des situations contraires à leurs convictions finissent par modifier leurs convictions pour éviter un conflit entre leurs opinions et leurs actes. C’est ce qu’on observe en entreprise : les employés qui assistent à une situation de harcèlement et qui sont obligés de la tolérer (le harceleur est un supérieur, la loi de l’entreprise est dure et fondée sur la compétition, etc.) finissent par rationaliser cette situation, soit en prétendant que cette dernière n’est pas si humiliante, soit en développant une version dans laquelle la victime est responsable de ce qui lui arrive.
Le bouc émissaire
D’après la conception du bouc émissaire proposée en 1972 par l’anthropologue René Girard, dans toutes les sociétés, des victimes sont désignées afin de canaliser la violence et d’éviter le risque de contagion. Ce n’est plus la personne qui importe, mais la fonction qu’elle représente. Pour R. Girard, la société actuelle cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence qui risque de frapper ses membres, ceux qu’elle entend protéger à tout prix. Ainsi, les harceleurs se renferment dans une « logique » de persécution qui met une telle pression sur la victime que celle-ci ne peut pas démontrer son innocence.
Selon Dominique Lhuilier, du Conservatoire national des arts et métiers, la victime au travail est progressivement mise à l’écart « du cycle des échanges, du donner et du rendre », elle est érigée en exclue et on la fait évoluer dans un environnement hostile. Diabolisée par le système harcelant, la victime émissaire, présentée comme la source majeure du climat conflictuel, est mise en « quarantaine sociale ». Les « placardisés » se trouvent au sein d’une organisation, mais ils n’en font pas pleinement partie, dans un double mécanisme d’inclusion-exclusion.
Comment réagir ?
Hantée par ses peurs réelles et symboliques, la personne harcelée ressent une souffrance avant tout alimentée par l’idée qu’il y a injustice et qu’elle ne peut pas renoncer à son désir de justice et de réparation. Alors se pose la question : doit-elle partir ou rester ? Rester dans l’entreprise contraint le salarié à subir cette non-reconnaissance de sa souffrance et de ses valeurs, à se vider de son identité, bref à nier sa propre existence.
Les conséquences du processus de harcèlement sont dévastatrices pour la victime, prise dans un syndrome de stress post-traumatique, de troubles consécutifs à la victimisation, qu’il s’agisse de dépression, ou de la triade méfiance/ isolement/persécution. Elle perd ses repères, son identité et peut entrer dans un processus psychopathologique ou dans une spirale morbide la poussant à porter atteinte à ses jours ou à autrui. Comment accepter de trouver la mort au travail, dans cet espace de vie où les objectifs, les missions, les échanges, tout est, en principe, agencé pour la masquer ou l’oublier ?
Pour faire face au harcèlement, trois types d’interventions simultanées sont requis. Sur le plan médical, tout d’abord, la consultation du médecin du travail permet de poser un diagnostic et d’admettre la situation. Les prescriptions et l’accompagnement médical vont aider la personne à gérer l’anxiété, la dépression, les troubles du sommeil… donc la protéger.
Un deuxième type d’action consiste à rechercher un soutien moral et psychologique. Bien sûr, ce soutien devrait en principe être trouvé au sein de l’entreprise via les syndicats, le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ou auprès de collègues. Toutefois, comme l’indiquent la plupart des enquêtes, et étant donné le climat de peur induit par un harcèlement, les aides viennent surtout de l’extérieur de l’entreprise. Il est recommandé de recourir aux associations d’aide aux victimes qui apportent une écoute et proposent différents supports tels que les entretiens téléphoniques, l’intégration à des groupes de paroles de victimes, etc. Ensuite, les consultations psychologiques permettent de clarifier la situation, d’exprimer la souffrance, de comprendre le processus et les vulnérabilités propres au sujet, mais aussi de trouver de nouvelles façons de vivre au travail, voire de préparer un départ dans les meilleures conditions pour éviter une atteinte mentale ou physique.
En 2007, nous avons réalisé une expérience dans laquelle 60 salariés devaient se prononcer sur des litiges où le supérieur hiérarchique exerçait divers types de harcèlement et où la victime adoptait divers comportements face à ce harcèlement. Le harceleur était supposé adopter un des comportements décrits par le psychologue Heinz Leymann (faire taire, isoler, médire, humilier, porter atteinte à la santé). La victime pouvait adopter des comportements antisociaux de déviance de production (le salarié s’occupe de ses affaires personnelles durant ses heures de travail), de déviance de propriété (le salarié vole du matériel de l’entreprise) et déviance politique (le salarié contourne les procédures dès que l’occasion se présente). Il pouvait aussi adopter des comportements prosociaux tels que la prosocialité de production (le salarié se surinvestit dans son travail), de propriété (il émet de nombreux appels professionnels avec son téléphone privé) ou politique (il propose de nouveaux aménagements pour le bon fonctionnement de l’entreprise).
Les résultats ont montré que les observateurs trouvaient la situation plus injuste lorsque le salarié avait un comportement prosocial : mieux vaut par conséquent, lorsqu’on est victime de harcèlement, présenter des comportements orientés vers le développement et le bien de l’entreprise. Cette expérience a également révélé que, dans ces conditions, les sujets participant à l’expérience se déclaraient plus enclins à aider la victime.
Enfin, un troisième type d’action, le recours à la justice, revêt de multiples possibilités, notamment la prévention, la médiation et l’action en justice. Elle est nécessaire pour éviter tout d’abord une exclusion de son milieu de travail. Souvent, le harceleur cherche à faire partir la victime à moindres frais et la pousse à la faute pour pouvoir la licencier. Sur le plan de la prévention, une réaction rapide de la victime permet d’éviter que le processus ne s’installe et peut couper court à de nouveaux agissements.
Pour sortir de l’enfer
En conclusion, on ne saurait trop insister sur le développement des plans de lutte contre le harcèlement. Pour les victimes, le fait de se tourner vers les autres et vers l’entreprise dans une démarche de bonne volonté peut être salutaire. La victime doit avoir pour préoccupation majeure de rompre le silence, de rechercher des soutiens et de se protéger. Elle doit apprendre à défendre son intégrité, sa dignité, à lutter contre cette mort induite par l’agresseur et cultivée parfois par l’entreprise. S’interdire l’isolement, se comporter de façon prosociale au travail autant que possible, créer des liens, rechercher des soutiens compétents, favorisera une reconnaissance de sa valeur, de sa personne et une mobilisation des acteurs de l’entreprise pour enrayer ce phénomène de harcèlement.
Article paru dans
L'Essentiel Cerveau et Psycho N°8 - Novembre 2012